Taylorisme, Fordisme, Toyotisme… Trois des grandes méthodes organisationnelles du travail qui ont révolutionné le monde industriel et l’entreprise en général. Des organisations qui ont également provoqué de profonds bouleversements sociaux, bien différentes du modèle de « l’entreprise libérée ».
Les grands principes de ces méthodes ont bien sûr évolué depuis. Mais ils forment toujours la base organisationnelle des grandes entreprises industrielles actuelles, et particulièrement l’industrie automobile.
Ces dernières décennies, certaines entreprises mettent en place des méthodes alternatives qui remettent en cause cette organisation « classique » de l’entreprise. C’est notamment le cas de l’entreprise libérée.
Qu’en est-il réellement ? Doit-on s’habituer à ce type d’entreprise, ou cette tendance n’est-elle que marginale ? Valoxy, cabinet d’expertise comptable dans les Hauts de France, explique ce concept.
Qu’appelle-t-on une « entreprise libérée » ?
Un concept relativement récent
La notion d’ « entreprise libérée » a été abordée par Tom Peters à la fin des années 80. (Dans son livre L’ entreprise libérée : Libération, management, Ed. Dunod, 1993). Mais elle a surtout été démocratisée par Isaac Getz et son livre « Liberté & Cie » (Flammarion – 2012).
Ces auteurs, à défaut d’avoir inventé le concept, ont décrit et mis en avant des méthodes déjà mises en place dans certaines entreprises. Dans les grandes lignes, l’entreprise libérée consiste en la suppression de la hiérarchie et de la supervision, et donc des liens de subordination, au sein même des services. Le concept tient également dans la décentralisation des décisions, rendant les salariés plus autonomes et de ce fait plus impliqués et plus efficients.
Qu’en est-il en pratique ?
Une petite recherche internet suffit à mettre en lumière quelques exemples d’entreprises célèbres, ou rendues célèbres par l’adoption de ces méthodes organisationnelles. On pense notamment à GORE (inventeur du textile technique GORE-TEX), FAVI, dont l’ancien dirigeant, Jean-François ZOBRIST, est en quelque sorte devenu le porte-parole de l’entreprise libérée en France, la biscuiterie POULT de Montauban ou encore l’entreprise CHRONO FLEX en Loire atlantique.
Concrètement, qu’est-ce qu’une entreprise libérée ?
Le dénominateur commun de l’entreprise libérée semble bel et bien être la suppression de la hiérarchie et de la structure pyramidale classique. Fini le directeur qui supervise le manager qui lui-même supervise le chef d’équipe qui lui-même encadre son équipe. Dans le système libéré, l’entreprise se structure en plusieurs micro-entreprises qui s’attèlent chacune à un stade de la production ou à un client en particulier. Ces équipes s’auto-organisent, que ce soit au niveau de leur planning, de leurs besoins en matières ou en personnel et vont même jusqu’à décider des investissements nécessaires si besoin. A noter que dans l’ entreprise libérée, la suppression de la supervision humaine n’est valable que si les dispositifs de contrôles matériels sont également supprimés : contrôle des accès et des horaires par système de badge, vidéosurveillance, etc…
Puisque les équipes de production sont autonomes, pourquoi dans ce cas conserver les fonctions support ? Et bien, aucune raison. L’ entreprise libérée se passe alors de services tels que les ressources humaines, les achats, la planification, le contrôle de gestion, la qualité… En conséquence de quoi, les normes et les procédures tendent à se réduire ou disparaître, les services dédiés à ces productions n’étant plus là pour les produire.
Fini donc les supérieurs hiérarchiques et les services support. Quels sont alors les conséquences, les bénéfices et les inconvénients de la méthode ?
Une réorganisation complète : dans quel but ?
Un avantage économique
Un consensus existe pour dire que l’entreprise libérée est vecteur d’économies.
Il est clair que la suppression de la chaîne hiérarchique sous-entend, soit une réduction de personnel, soit une uniformisation des niveaux de salaires (tout le monde est au même grade). Et donc une réduction des coûts directs de production. La suppression des services supports ayant quant à eux une incidence sur les coûts indirects.
La disparition des procédures écrites et des normes de qualité tendent également à réduire les coûts de fonctionnement (analyse des process, recherche de solutions, rédaction de préconisations, diffusion auprès du personnel..).
Pour finir, si les salariés ne sont plus contrôlés, inutile de maintenir un dispositif physique onéreux de surveillance du personnel (vidéosurveillance, badge d’accès, pointeuse horaires..).
Une confiance retrouvée
L’un des grands postulats de l’entreprise libérée est que l’homme est bon. Ainsi, il est inutile d’appliquer un contrôle permanent sur ses salariés puisque ceux-ci sont responsables de leurs actes. « En lisant son livre (ndlr : «FAVI, l’entreprise qui croit que l’homme est bon » de Jean François ZOBRIST), je me suis rendu compte que j’avais tout faux : si mon entreprise allait mal, c’est notamment parce que j’avais emprisonné la créativité et que je l’avais gérée à coups de procédures et d’interdits, en me focalisant sur les 3% de gens qui ne respectaient pas les règles« , commente Alexandre Gérard, fondateur de Chrono Flex, spécialisée dans les flexibles hydrauliques.
Les salariés sont impliqués à tous les niveaux.
Ils sont autonomes dans l’avancement de la production, doivent trouver des solutions eux-mêmes en cas de problème. Ils peuvent également échanger leur poste et gagner en polyvalence ; avoir accès aux données chiffrées afin de valoriser leur production (la marge notamment) ; ou encore proposer des solutions d’amélioration. En bref, le salarié est impliqué dans l’entreprise, il retrouve confiance et gagne en productivité. Pour preuve, les entreprises libérées présentent un taux d’absentéisme plus faible que la moyenne et des courbes de croissance d’activité plus importante.
Quel avenir pour l’entreprise libérée ?
Des initiatives encore marginales
Si quelques cas célèbres ressortent régulièrement lorsqu’il s’agit d’entreprises libérées (FAVI, GORE, CHRONO FLEX, BOULT), il est malgré tout important de noter que ces exemples restent marginaux.
François Geuze, auditeur social et maître de conférences en ressources humaines à l’université de Lille, porte un œil sévère sur le sujet. « Bien sûr qu’elles sont minoritaires partout. D’ailleurs, en lisant les articles sur le sujet, ce sont toujours une dizaine d’exemples qui reviennent. Heureusement que c’est le cas. Si on dépasse l’effet « waouh » et que l’on analyse le modèle, on ne peut qu’être ravi de la situation ».
Opposition entre formation et réalité professionnelle
Dans le système libéré, le cadre est présenté comme un maillon inutile de la chaîne hiérarchique. « Les cadres sont tenus coupables de tous les maux. Ils sont considérés comme de petits chefs dominateurs qui brident leurs équipes. Il faut donc leur enlever tout pouvoir effectif » commente François Geuze.
Le problème de l’entreprise libérée appliquée à la France ? Notre système est fortement basé sur la promotion des postes de cadres et sur les postes à responsabilité. Or, un système basé sur la promotion de l’encadrement est difficilement compatible avec un système organisationnel où le grade hiérarchique ne compte pas !
Moins de managers, mais toujours plus de management
Deuxième défaut de l’organisation libérée selon François Geuze : le paradoxe entre suppression des niveaux hiérarchiques et l’intervention directe de la direction sur les échelons inférieurs. En effet, la suppression des intermédiaires permettrait un « contrôle » direct (même si ce terme est malvenu dans l’entreprise libérée) du directeur sur ses équipes. La zone « tampon » formée par les chefs d’équipes et les managers n’existe plus. Les remarques sont directement adressées à la direction. Or, ce rapport direct de bas en haut peut amener une certaine réticence de la part des salariés.
De plus, le management n’est plus exercé verticalement mais horizontalement. Le contrôle se veut « entre pairs », et personne ne peut ignorer les engagements de chacun envers l’équipe. Conséquence : les salariés travaillent plus
- de peur d’échouer face aux autres collègues,
- mais aussi car il n’est plus question d’être couvert par son manager.
Pour Gianpiero Petriglieri, professeur en management organisationnel à l’INSEAD, « cette absence de hiérarchie est enthousiasmante pour les personnes qui ont confiance en elles ». Ainsi, lors du rachat de l’entreprise ZAPPOS (vente de chaussures en ligne) par AMAZON, 15% des effectifs ont préféré quitter la société. Car le fait de mécanismes de prise de décision éclatés entre des équipes « auto-organisées » ne convient pas à tout le monde. (On appelle cela « l’holacratie », qui est fondée sur la mise en œuvre formalisée de l’intelligence collective) .
Conclusion
L’idée fondamentale de l’entreprise libérée est que le coût généré par les salariés fraudeurs ne sera jamais aussi élevé que le coût induit par une structure organisationnelle classique, hiérarchisée et sécurisée.
Il est vrai qu’en plus de réduire certains coûts, l’entreprise libérée donne beaucoup d’autonomie à ses employés. Il est nécessaire d’introduire de la pédagogie auprès de ses équipes afin d’en expliquer les objectifs. Libre à elles alors de s’organiser comme bon leur semble afin d’y arriver. Une organisation dans laquelle le salarié s’impose une rigueur afin de tenir son cap. Cela nécessite de fait de gérer son planning, ses ressources, de savoir surmonter ses difficultés etc..
Une organisation qui ne convient cependant pas à tous.
D’abord parce que certains salariés ont besoin d’être encadrés, épaulés, suivis dans leur quotidien. Mais également parce que paradoxalement, la suppression des contrôles traditionnels (chefs, matériels, etc..) amène une autre forme de « surveillance » horizontale naturelle exercée par les autres salariés. Une pression difficilement supportable pour certains (cf. cas Zappos).
L’entreprise libérée remporte un engouement certain auprès des nouveaux chefs d’entreprises et des experts en management organisationnel. C’est cependant loin d’être la plus plébiscitée dans les faits. De plus, la mise en œuvre de cette méthode peut être risquée pour une entreprise déjà existante, dont l’activité est à maturité. On pourrait cependant envisager d’appliquer cette méthode dans une société en difficulté. Ou encore qui connaît une perte d’adhésion de la part de ses salariés. Nous n’avons malheureusement pas assez de recul actuellement pour permettre de trancher sur le sujet.